Quels défis pour l’éducation à la citoyenneté en Europe francophone ?

Le Cota a réalisé ces dernières années plusieurs missions d’appui, de conseil et d’accompagnement auprès d’acteurs français, luxembourgeois et belges de l’éducation à la citoyenneté. Face à l’émergence de forts enjeux de société tels que la montée des communautarismes, la propagation de la désinformation ou encore l’effritement du socle démocratique dans de nombreuses parties du monde, nous pensons qu’une éducation à la citoyenneté globale, intégré et multiforme est l’un des principaux leviers à même d’infléchir ces tendances.

Au fil de ces missions, nous avons pu observer des signaux forts et faibles qui traversent ce secteur, et recueillir des interrogations et questionnements partagées par plusieurs organisations. Cet article d’opinion vise à en faire la synthèse et à ouvrir le débat, en prélude à un travail d’étude plus approfondi sur le sujet [1]. Cinq points d’attention interdépendants et complémentaires ressortent de notre analyse : la dimension holistique de l’éducation à la citoyenneté, les difficultés d’élargissement de l’audience des actions menées dans le domaine, la dimension territoriale de ces actions, les connexions entre citoyenneté et numérique et la prise en compte de nouvelles formes de mobilisation citoyenne.

Vers une approche transversale et intégrée ?

Définie en France par les 21 organisations membres d’Educasol comme « Éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale » (ECSI), en Belgique, par Acodev, comme « Éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire » (ECMS), et au Luxembourg, par le Cercle de coopération des ONG, comme « Éducation au développement » (ED), l’éducation à la citoyenneté recouvre des réalités distinctes dans les pays francophones de la Grande région [2]. Au-delà de la terminologie, c’est le périmètre et les modalités de l’éducation à la citoyenneté qui sont ici interrogés : cherche-t-on vraiment à « éduquer » les personnes ciblées par ces actions ? Peut-on encore parler de « développement », alors que cette notion est aujourd’hui fortement remise en question par la majorité des acteurs de la société civile ? Doit-on parler de « la solidarité », et doit-elle être appréhendée dans une lecture internationale, ou doit-on lui préférer une lecture plurielle, érigeant « les solidarités » en élément caractéristique d’une citoyenneté active et responsable ?  Cette citoyenneté doit-elle être envisagée uniquement comme une citoyenneté de droits et de devoirs civiques, ou également comme une citoyenneté de responsabilité partagée et de solidarité entre individus ? Autant de questions dont les réponses ne sont pas formellement établies aujourd’hui.

L’éducation à la citoyenneté est souvent perçue comme une discipline à part entière, qui aurait besoin d’un périmètre délimité, d’éducateurs et d’animateurs dédiés et d’une reconnaissance institutionnelle en tant que telle. Si cela parait nécessaire pour renforcer le crédit et l’attractivité de l’éducation à la citoyenneté vis-à-vis des différents publics auxquels elle s’adresse, et pour structurer et développer des approches, méthodes et outils qui lui soient propres, ne devrait-on pas l’appréhender comme une discipline transversale, à même d’irriguer d’autres sphères éducatives ? Les standards européens appuient l’éducation à la citoyenneté sur quatre piliers que sont l’éducation formelle, l’éducation non-formelle, la sensibilisation et le plaidoyer, dans une approche holistique, qui englobe tous les publics possibles et tous les espaces éducatifs dans lesquels ils se trouvent. Généraliser cette approche pourrait permettre de répandre plus largement l’éducation à la citoyenneté, en l’intégrant harmonieusement à des disciplines ou à des espaces éducatifs préexistants.

Comment élargir l’audience et toucher des publics éloignés ?

Cette approche transversale et intégrée pose la question des destinataires des démarches d’éducation à la citoyenneté : qui sont-ils ? Vers qui veut-on aller et pourquoi ? Que souhaite-t-on leur communiquer ? Que leur propose-t-on de faire ? Dans la pratique, en fonction des quatre piliers constitutifs de l’éducation à la citoyenneté présentés plus haut, on retrouve le plus souvent les mêmes types de groupes-cibles, pour lesquels sont mises en œuvre des modalités d’intervention différentes. Les acteurs de l’éducation à la citoyenneté cherchent en général à sensibiliser le « grand public », à éveiller et à « conscientiser » les plus jeunes, à l’école primaire ou fondamentale et dans le secondaire, à mettre en action et à responsabiliser la jeunesse (entendue comme la tranche d’âge 18-30 ans, a priori une des plus à même de donner du temps et de l’énergie pour des actions porteuses de solidarité), dans le cadre d’activités éducatives non-formelles, et à interpeller et influencer les décideurs politiques dans le cadre d’actions de plaidoyer. Toutes ces modalités d’action visent en définitive à favoriser une prise de conscience face aux déséquilibres sociétaux et à accompagner l’émergence d’une citoyenneté éclairée, solidaire, active et responsable, tant au niveau individuel que collectif.

Dans une telle lecture de l’éducation à la citoyenneté, la majeure partie des citoyens est prise en compte, et des modalités d’actions distinctes et complémentaires sont proposées pour concourir à la mise en réflexion et en action de tous ces publics. Il semblerait cependant que dans les faits, les publics touchés et mobilisés soient souvent les mêmes. Il s’agit généralement de personnes qui sont déjà informées et/ou engagés dans des démarches militantes ou solidaires, voire même qui proposent leurs propres initiatives ou alternatives pour faire face aux dysfonctionnements de nos sociétés. Sur la base de nos premiers constats de terrain, il semblerait que les publics touchés par les actions d’éducation à la citoyenneté ne représentent pas la diversité de nos sociétés. Nous retrouvons souvent dans leurs rangs des jeunes internationalisés, diplômés et urbanisés, ou bien des militants associatifs de générations plus anciennes, qui pratiquent une citoyenneté active en relayant messages et pratiques alternatives à destination des décideurs politiques, des générations futures et du « grand public ».

Nous avons pu observer également que les publics touchés sont plus hétérogènes dans le cas d’actions ou de campagnes de sensibilisation d’envergure, qui concernent le « grand public » (dont on peine toujours à donner une définition précise). Mais qu’en est-il de leur diversité réelle ? Les personnes issues des migrations, les jeunes en décrochage scolaire, les habitants de quartier périphériques, restent souvent à l’écart des actions d’éducation à la citoyenneté ; les personnes dont les convictions et croyances vont à l’encontre de la vision de la société promue par les acteurs de l’éducation à la citoyenneté sont eux aussi hors des circuits. Des questions se posent alors : pourquoi ne sont-ils pas intéressés par ce discours ? Quel processus a conduit les acteurs de l’éducation à la citoyenneté à s’éloigner d’eux, ou en tout cas à ne pas aller davantage vers eux ? Ne représentent-ils pas la frange de la population à laquelle ce discours devrait être prioritairement adressé ? Ces personnes constituent aujourd’hui ce que certains nomment maladroitement les « non-convaincus » ; certains acteurs ont amorcé une réflexion sur la façon d’entrer en contact avec eux, voire de les mobiliser, et quelques initiatives sont aujourd’hui à même de donner l’exemple en la matière, permettant de réfléchir à une réponse structurée à cet enjeu de cohésion sociale et territoriale.

L’éducation à la citoyenneté devrait-elle s’ancrer dans les dynamiques territoriales ?

Interroger le rapport aux publics-cible, c’est également interroger le rapport des acteurs de l’éducation à la citoyenneté à leur territoire d’ancrage [3]. Parmi les projets et programmes que nous avons pu appuyer ou accompagner, certains sont des initiatives portées par des têtes de réseaux ou des organisations structurées, avec un haut degré de professionnalisme, le plus souvent basées en capitale et garantes des cadres stratégiques et opérationnelles des interventions. La dimension territoriale est présente dans toutes leurs initiatives, par la volonté de déployer des actions dans les régions, provinces ou autres échelons territoriaux. Mais s’appuient-elles sur une réelle approche territoriale, au sens de la prise en compte des spécificités des territoires investis et des dynamiques d’acteurs préexistantes à l’intervention ? Ont-elles la capacité de proposer un maillage territorial dense, qui faciliterait l’accès à des groupes de population distincts et hétérogènes ?

Nombre d’acteurs d’éducation à la citoyenneté d’envergure nationale sont ainsi, en France, en Belgique, et dans une moindre mesure au Luxembourg, présents ou représentés, de manière ponctuelle ou permanente, sur les territoires physiques qu’ils ciblent, en rencontrant malgré tout des difficultés à s’intégrer pleinement aux dynamiques, aux réseaux et aux jeux d’acteurs à l’œuvre. Pour répondre à cet enjeu, des pistes semblent émerger : prendre appui sur les acteurs éducatifs du territoire, intégrer son intervention à des événements locaux préexistants, développer la formation, le renforcement et l’outillage d’acteurs locaux, ou encore décentraliser des événements de grande envergure pour créer ou alimenter des mouvements locaux de convergence. Ce point de réflexion amène le questionnement suivant : ne faudrait-il pas estomper la visibilité directe des organisations structurées de l’éducation à la citoyenneté pour agir plutôt en seconde ligne, en appui à des acteurs éducatifs déjà implantés sur les territoires ? Comment favoriser les synergies et les complémentarités entre ces deux types d’acteurs ?

La question territoriale interroge enfin l’échelle des actions mises en œuvre. Faut-il agir prioritairement au niveau local, à l’échelle des lieux de vie ? Comment articuler un rayonnement national avec des interventions très localisées ? Comment faire vivre en parallèle un discours global, sur des thématiques et enjeux d’ampleur mondiale, et des réalités locales ? Quelle place accorder à la citoyenneté européenne dans ces interventions ? Autant de questions qui semblent aujourd’hui primordiales, et qui interrogent le rôle du territoire physique comme espace de citoyenneté. Cette notion « d’espace de citoyenneté » peut également ouvrir la porte à un autre champ de questionnement : celui de l’espace dématérialisée que représente la sphère numérique.

Mettre le numérique au service de la citoyenneté ?

La révolution numérique a modifié en profondeur les modalités de communication, d’information et d’expression des citoyens. Dans leur ensemble, les acteurs de l’éducation à la citoyenneté semblent avoir intégré la nécessité de numériser leurs outils et leurs supports pédagogiques, et ils ont investi la toile pour les diffuser et pour partager largement leur message. Pour autant, le débat reste ouvert concernant l’articulation qui existe entre citoyenneté et numérique.

Une question se pose : ces outils numériques représentent-ils uniquement un vecteur de diffusion plus large des messages portés par les praticiens de l’éducation à la citoyenneté ? Est-ce que le web peut devenir un espace de citoyenneté à part entière ? Aujourd’hui, les points de vue, les opinions, les réactions pleuvent sur Internet sur nombre de sujets de société ; des débats et des controverses y ont lieu, contribuant à alimenter les échanges d’idées et de propositions alternatives. Mais on y retrouve aussi des fake news et autres mouvements de désinformation massifs, qui sévissent de plus en plus. Comment l’éducation à la citoyenneté peut-elle investir cet espace de citoyenneté dématérialisé et y trouver une place pour contrebalancer les risques induits par une mauvaise utilisation du web, et pour capter l’attention d’un public, notamment les jeunes, de plus en plus habitué à s’informer et à s’exprimer par ces canaux ? Il s’agirait là de proposer une nouvelle façon de penser la citoyenneté, et donc l’éducation à la citoyenneté, en s’appuyant davantage sur les outils numériques et en valorisant la responsabilisation et la participation en ligne comme des comportements citoyens à part entière. A l’inverse, l’utilisation excessive des ressources numériques pourrait conduire à un certain « fétichisme » des outils dématérialisés, et nuire à la multiplication des contacts humains directs, qui représentent l’un des piliers des démarches d’éducation à la citoyenneté. On voit donc que le débat reste entier et qu’il nécessite des réflexions collectives poussées de la part des acteurs concernés.

Comment s’ouvrir aux nouvelles formes de mobilisation citoyenne ? 

Le numérique peut donc apparaitre comme un levier au service de nouvelles formes de mobilisation et de participation citoyennes, à même de contribuer à dynamiser les approches et les pratiques du secteur. L’éducation à la citoyenneté s’est en partie structurée sur des méthodes inspirées de l’animation socio-culturelle ou de l’éducation populaire, mais aussi selon les modes opératoires du monde ONG, qui a connu une forte professionnalisation ces quinze dernières années. Comment cette consolidation par le haut influe-t-elle sur l’accessibilité des activités proposées ? Ne contribue-t-elle pas à renforcer la prédominance d’un public déjà sensibilisé et familier des approches mises en œuvre par les acteurs que sont les ONG et autres associations de professionnels ?

En Belgique, en France comme au Luxembourg, les connexions du secteur de l’éducation à la citoyenneté avec les formes plus récentes d’expression et de mobilisation citoyennes (Alternatiba, réseau Transition, etc.), plus ancrées localement et ne recourant pas (ou moins) à une expertise professionnalisée, mais plutôt à une « expertise citoyenne », se développent progressivement. En France, le programme Une Seule Planète, porté par le CRID, a par exemple initié de réels rapprochements et a permis des convergences entre ces mouvances, mais elles restent aujourd’hui deux sphères encore assez nettement distinctes. Pourtant, l’engagement local et concret autour de réalisations collectives et la spontanéité que proposent ces nouveaux acteurs semble en phase avec les besoins citoyens contemporains. Renforcer les articulations entre le secteur formalisé de l’éducation à la citoyenneté et les autres espaces d’engagement citoyen n’est-il pas alors une nécessité pour agréger et créer de nouvelles dynamiques, élargir l’audience des actions et renouveler les approches et méthodes du secteur ?

Les questionnements sont encore nombreux, et amènent aujourd’hui le Cota à interroger ses interventions dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté en Europe francophone. Nous cherchons à partager ces éléments de réflexion auprès des acteurs accompagnés et à les mettre en débat avec eux, pour élaborer des pistes de réponses conjointes et répondre avec succès à ces grands enjeux contemporains.

 

 

[1] Parmi les expériences récentes du Cota dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté, on peut citer en France l’accompagnement du dispositif des postes Fonjep, l’évaluation finale du programme du CRID « Une seule planète », la mise en place d’un dispositif de suivi-évaluation avec Starting-Block, l’évaluation finale du programme triennal 2015-2018 d’Etudiants et Développement ; en Belgique, l’évaluation en continue du programme d’ECMS 2017-2021 d’Oxfam, et au Luxembourg, l’évaluation des actions d’éducation au développement d’Handicap International et d’Action Solidarité Tiers-Monde, ainsi que l’accompagnement de ces deux organisations dans la rédaction de leurs nouveaux accords-cadres pour la période 2018-2020.

[2] La Grande Région est un groupement européen de coopération territoriale regroupant des divisions territoriales allemandes, belges, et françaises et centré sur le Luxembourg.

[3] Le Cota s’est penché sur le sujet, et mène actuellement un chantier de recherche action sur les approches territoriales dans les projets de développement locaux et internationaux. Basée sur le postulat de départ qu’un territoire, au-delà de sa dimension physique, est avant tout un réseau d’acteurs interconnectés et parfois interdépendants, cette démarche semble directement liée à nos interrogations en matière d’éducation à la citoyenneté.